Vernissage

Clément Mitéran, ou du sens du portrait entre photographie et mosaïque

Daniele Torcellini

Le philosophe allemand Walter Benjamin, dans son célèbre essai dédié au rapport qu’entretiennent l’art et la technique, écrit que la réception de l’art advient selon des modalités différentes, dont deux de celles-ci, opposées entre elles, revêtent une importance particulière : « L’un a trait à la valeur cultuelle de l’œuvre d’art, l’autre à sa valeur d’exposition »1. L’art naît pour répondre aux exigences rituelles, magiques, spirituelles et cultuelles, s’émancipant progressivement du rite pour être toujours plus exposé. La mosaïque, au cours de son emblématique développement à l’époque paléochrétienne et à l’époque byzantine est par excellence la technique par laquelle s’incarne l’esthétique chrétienne. Sa valeur cultuelle est solidement ancrée, elle est fonctionnelle pour les célébrations liturgiques. Les matériaux qui la constituent, tesselles recouvertes de feuilles d’or, pâtes de verre et marbres garantissent une efficacité maximale pour faire resplendir de lumière et de couleur les icônes chrétiennes, donnant présence à Dieu, au Christ, à la Vierge, aux saints et aux anges dans l’espace sacré de la basilique. Suivant Benjamin dans son raisonnement, en opposition à la mosaïque se trouve la photographie. Technique à la matérialité fine qui, appliquée à la reproduction de l’art par la multiplication des exemplaires que permet le procédé négatif-positif, prive d’aura ce qui est reproduit. Pour Benjamin l’aura est cette expérience intense qui ne peut dériver que de la confrontation directe avec l’objet et sa matérialité, dans un espace réel. L’aura est l’apparition unique d’une distance, le caractère inapprochable de l’image cultuelle.

La reproductibilité technique de l’art est destinée à accentuer la valeur d’exposition au détriment de la valeur cultuelle, avec des conséquences que Benjamin perçoit comme étant d’ordre politique. S’ensuit un long processus, dont le philosophe allemand tire autant les implications négatives que les aspects innovants, suivi d’un important dénouement : si avec la photographie la valeur d’exposition commence à se substituer de tous points de vue à la valeur cultuelle, écrit Benjamin, «celle-là ne cède pas sans résistance. Elle dispose d’un dernier retranchement, le visage humain. Nul hasard à ce que le portrait occupe une place centrale dans la photographie des débuts. La valeur cultuelle de l’image trouve son dernier refuge dans le culte du souvenir des êtres aimés éloignés ou disparus. Dans l’expression fugitive d’un visage humain, l’aura, sur les photographies des débuts, fait signe pour la dernière fois »2.

Mosaïque, photographie et visages humains sont au centre de la pratique artistique de Clément Mitéran. L’artiste parisien, dans trois intenses séries de travaux réalisées au cours de plus d’une décennie, explore les thèmes liés à la représentation par le portrait, déplaçant progressivement son intérêt vers une analyse de la signification et des implications liées au fait de représenter par le portrait, se référant aux thèmes de la reconnaissance, de la perte et de la mémoire de l’identité.

Au début de son parcours, Mitéran se confronte à la pratique du portrait en mosaïque, à partir d’images photographiques, de personnalités importantes et internationalement reconnues, dans le champ littéraire et philosophique. Terrain d’expression déjà utilisé par des artistes qui se servent de la mosaïque comme moyen d’expression pour l’amplification de sens qu’elle produit, comme c’est le cas de Leonardo Pivi avec sa série de couvertures de magazines consacrés au spectacle, à la mode, à la musique, à la politique, à l’art, redéfinies par l’intermédiaire d’interventions en micro-mosaïque – les portraits en mosaïque de Mitéran présentent une mythographie moderne et contemporaine qui est autant l’expression partagée de notre culture occidentale que le miroir d’intérêts et d’inclinations personnelles. Mitéran consacre nos mythes et ses mythes à travers la mosaïque, rematérialisant sous forme d’œuvres uniques et destinées à durer dans le temps la multiplicité numérique des images photographiques, provenant majoritairement d’internet. La photographie s’étend dans l’espace. La mosaïque s’étend dans le temps. Les portraits de Charles Baudelaire, Gilles Deleuze et Michel Houellebecq constituent cependant pour Mitéran une première approche à une réflexion sur la nature du langage artistique et des techniques employées, comme le prouve l’emphase avec laquelle la matière de la mosaïque est exploitée, avec une évidente et recherchée discontinuité de textures, tailles et disposition des matériaux de la mosaïque, pierreux ou vitreux, de manière à attirer notre attention non seulement vers ce qui (ou qui) est représenté, mais aussi sur comment, ce qui est représenté, s’incarne dans la matière. Mais ce n’est pas seulement la mosaïque qui est objet d’analyse de la part de Mitéran. Les thèmes qui gravitent autour du portrait sont exploités en explorant aussi le langage photographique, décliné dans un large spectre de possibilités. Le premier cycle d’oeuvres se referme en effet avec le portrait de Michel Houellebecq – expression mélancolique et cigarette à la main – réalisé à partir d’une photographie faite par Mitéran lui-même.

Dans la deuxième série d’œuvres, d’une démarche à la saveur post-photographique de collecte d’images sur le web, Mitéran fait suivre aux techniques et aux procédés de la photographie analogique et numérique, une approche de type retro-expérimentale. À la manière des pionniers du début du XVIIIème siècle qui se débattent avec les propriétés chimiques et physiques des halogénures d’argent pour des procédés à calibrer et des résultats souvent décevants – mais emblématiques sinon explicitement recherchés – Mitéran étend l’émulsion photosensible sur de complexes et diverses superficies en mosaïque pour imprimer des portraits d’artistes de son entourage. Dans la série Figures de la mythologie moderne et contemporaine photographies et mosaïques trouvent une conciliation dans la suite d’action qui place la mosaïque comme conclusion d’un travail de réinterprétation d’une image photographique ; dans cette seconde série l’artiste souligne au contraire le contraste généré par deux médias à travers des couples opposés : images/support ; sujet/fond ; clair-obscur des visages/monochromie de la texture ; continuité/discontinuité ; nature dématérialisée de l’image photographique/forte évidence des matériaux de la mosaïque ; éphémère/durable ; réaction chimique rapide/travail manuel au long cours. Les résultats sont des images évanescentes de pose frontale, des expressions minimalistes et délibérément aux frontières de la photographie de cartes d’identité, qui rappellent la série Portraits, Blue Eyes et Other Portraits d’un auteur particulièrement attentif aux recherches sur le langage photographique tel que Thomas Ruff, d’autant plus avec l’usage du noir et blanc délavé funéraire et pour la pratique du montage photographique auquel Mitéran recourt parfois, pour créer des hybrides dans lesquels deux visages ne font qu’un. Les identités des protagonistes de la série Figurations anonymes se confondent, perdent leur capacité à être reconnues, ou sont reconnaissables difficilement et seulement par un groupe restreint de personnes qui appartiennent à ce que l’on pourrait décrire comme une micro-communauté, une niche qui partage des intérêts communs et dont Mitéran explore les dynamiques relationnelles et sociales. Chaque négatif photographique de départ est destiné à s’incarner dans une unique copie sur la superficie d’une mosaïque qui semble réticente à accueillir les nuances clairs-obscurs de la photographie. D’autre part, les images photographiques sont magnifiquement mal accordées aux variations de texture des mosaïques sous-jacentes, si ce n’est qu’elles sont réalisées en recomposant le style des artistes dont Mitéran fait le portrait, ouvrant ainsi la voie à un risque potentiel de perte d’identité qui concerne le portraitiste, Mitéran lui-même, plutôt que celui qui est l’objet du portrait.

Dans la première série, les sujets et modalités de représentations sont au centre du travail ; dans la deuxième, le motif du choix des sujets a une importance, mais ceux-ci n’émergent pas explicitement.

Sans aucun esprit d’auto-commisération – bien au contraire il s’agit plutôt d’une ironie raffinée – la série naît avec l’objectif de montrer et dans le même temps de cacher le visage des artistes qui travaillent avec le medium de la mosaïque, technique et langage au passé glorieux, dont la présence dans les pratiques de l’art contemporain est discontinue, pas pleinement reconnue et souvent sous-évaluée.

La troisième série de travaux, Consecratio/Abolitio nominis, pour autant qu’elle partage les intentions sous-jacentes des Figurations anonymes, ouvre à d’autres implications d’ordre plus général. Dans le droit romain d ‘époque républicaine puis impériale l’abolitio nominis est une sanction juridique qui soustrait au condamné la possibilité de transmettre son praenomen à ses héritiers et prévoit l’effacement de son nom dans tout l’espace public, amenant aussi à la destruction des effigies du condamné. Les empereurs reconnus pour leur valeur sont eux consacrés par l’institution de l’apotheosis. Du droit romain à l’actualité, beaucoup de pratiques d’effacement des noms et des images se sont succédé, en opposition aux formes d’exaltation de la personnalité, depuis l’iconoclastie d’époque byzantine et l’usage de la mosaïque pariétale comme une des plus imposantes formes de célébration du pouvoir impérial, jusqu’au binôme actuel opposant les actions de la dite cancel culture et des influenceurs conquérant une hyper-visibilité à coup de clics. Nous vivons dans une société technologiquement avancée qui dispose d’instruments assez sophistiqués pour la diffusion des images ; dans les dernières années beaucoup d’entre nous ont vu obstinément leur propre visage et celui des autres dans des cadres numériques durant les appels vidéos ou visioconférences qui ont rythmé les journées de travail pendant la pandémie ; le succès des réseaux sociaux comme Instagram et Tik Tok est largement fondé sur la présence des visages et des corps en exhibition permanente ; sur fond de dynamiques articulées et complexes qui ont à voir avec les façons dont, à travers les images qui nous représentent, nous entrons en relation avec nous-même et avec les autres, transportant le passé vers le futur, Mitéran agresse numériquement et physiquement les portraits photographiques de la série Figurations anonymes. L’artiste réalise des œuvres qui accélèrent encore l’ambiguïté de l’identité, entre reconnaissance impossible due à des interventions numériques et physiques et tentatives de restauration. Du point de vue numérique, Mitéran agit dans le périmètre d’actions de post-production photographique qui sont, somme toute, aussi de pre-production, si l’on considère les impressions successives des images obtenues. Ces élaborations sont obtenues en superposant, mélangeant et alternant les photographies de départ et les photographies des œuvres finies de la série précédente, dans un processus d’auto-appropriation, qui est aussi un processus d’autophagie, et qui mène à des résultats paradoxaux de photographies de visages, et de détails de mosaïque, imprimés sur des mosaïques poncées, ou sur des plaques de marbre, de manière à ce qu’on ne sache plus ce qui est quoi. Du point de vue matériel, Mitéran, après les impressions des portraits, intervient avec des intentions destructrices qui renvoient à certains travaux d’Arnulf Rainer. Dans notre cas cependant il ne s’agit pas de signes graphiques ou picturaux mais de coups de marteau, de perçages, d’abrasion, d’acides corrosifs utilisés pour effacer les visages, mais aussi, dans la direction opposée, de remplissage des lacunes et de rénovations qui se placent dans le champ des pratiques de la restauration et de de l’histoire de la conservation des œuvres abîmées par les actions iconoclastes3. Dans la série Consecratio/Abolitio nominis forme et contenu s’effondrent ainsi dans un informe4 agglomérat d’actions qui atteint son pic avec Ricoperto, dans lequel de la mosaïque et du visage, mais aussi de ce qui est matériellement réalisé et de ce qui est photographiquement imprimé, ne reste que des lambeaux indistinguables. Le travail de Mitéran est un incessant et obsessionnel processus dans lequel s’enchevêtrent des tentatives de recomposition et de décompositions qui mènent à l’effondrement de l’identité et de la mémoire, autant des techniques employés que des sujets portraiturés, à la recherche, pourrait-on penser, d’une possibilité de redéfinition de l’aura de la représentation du visage humain, incarné dans la matière, même quand le visage est effacé, et même, d’autant plus quand il est effacé.

1 Walter Benjamin L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique , Payot, 2013, page 36.

2 idem, page 37.

3 On en trouve un exemple avec les têtes de l’impératrice Zoé Porphyrogénète et de l’empereur Constantin IX Monomaque, sur le panneau impérial en mosaïque du Xième siècle, conservé dans l’actuelle mosquée Ayasofia d’Istanbul.

4 Pour un approfondissement du concept d’informe dans la réflexion critique de ces dernières décennies en référence aux écrits de Georges bataille, cf Y.-A. Bois, R. Krauss, Formless: A User’s Guide, New York, Zone Books, 1997; édition consultée L’informe, Milano, Mondadori, 2003; C. Alemani, “L’informe: un percorso tra le pagine di Documents”, dans Itinera. Rivista di Filosofia e di Teoria delle Arti e della Letteratura, février 2002: http://www.filosofia.unimi.it/ itinera/ mat/ saggi/ alemanic_informe.pdf.