
Matylda, votre travail se trouve au confluent de différentes techniques : mosaïque, mortier, peinture… On retrouve beaucoup de ces approches « mixed-media » parmi les artistes de votre génération. Nous nous intéressons d’ailleurs beaucoup à ces approches multi-disciplinaires chez les artistes qui emploient la mosaïque comme l’un de leurs moyens d’expression. Dans votre cas, quel parcours vous a amené à vous intéresser à ces différents médiums et à les mêler ?
Il est vrai que les pratiques artistiques contemporaines tendent vers l’interdisciplinarité, et que l’art s’empare aujourd’hui de sphères de l’activité humaine qui, historiquement, ne relevaient pas du domaine artistique. Toutefois, cette évolution ne s’est pas manifestée dans mon cas comme un phénomène générationnel.
Au cours de mes études à la faculté de peinture de l’Académie des Beaux-Arts de Varsovie, j’ai intégré un environnement académique dans lequel la peinture — plus précisément, la peinture à l’huile sur toile — était érigée en norme et en référence suprême de l’activité artistique. Les problématiques plastiques y étaient systématiquement abordées dans une logique picturale, c’est-à-dire dans le cadre d’un rapport conventionnel entre une surface neutre et l’inscription d’un signe visuel. Bien que l’enseignement ait inclus d’autres techniques, celles-ci restaient subordonnées à cette conception hiérarchisée de la pratique artistique.
Dans ce contexte, la mosaïque était également envisagée comme une technique picturale. Mes premières expérimentations avec ce médium consistaient donc à transposer en mosaïque des œuvres picturales préexistantes. Ce n’est qu’à l’occasion de mes études à l’Académie de Ravenne que j’ai appréhendé la mosaïque comme un langage autonome, doté de ses propres structures, logiques et contraintes. Ce fut également un moment charnière dans ma trajectoire, marqué par une ouverture à l’expérimentation interdisciplinaire et à l’hybridation des médiums.
La mosaïque, par son essence même, opère à la croisée de multiples disciplines. Elle puise dans divers champs techniques — sans toutefois se réduire à aucun d’entre eux. Elle entretient des liens étroits avec le textile, dans la mesure où elle se déploie comme une forme de « tapis de pierre », susceptible de recouvrir tant des panneaux mobiles que des surfaces architecturales — murs, coupoles, colonnes, niches —, qu’elles soient planes, concaves, convexes ou entièrement volumétriques. La mosaïque engage également un dialogue structurel avec la sculpture et le relief, notamment en raison de la nature matérielle des tesselles et de la tridimensionnalité inhérente à leur mise en œuvre. D’autres domaines — l’écriture, la musique, l’installation ou encore la céramique — peuvent constituer des points d’ancrage ou d’intersection conceptuelle.
Ainsi, la mosaïque permet d’élargir le champ traditionnel de la peinture, tout en imposant ses propres limitations. L’enseignement reçu à Ravenne m’a confrontée à cette tension productive. Lors de la présentation de chaque projet, la question récurrente posée par les enseignants était : « Pourquoi souhaitez-vous réaliser cela en mosaïque ? » Cette interrogation, à la fois simple et déterminante, m’accompagne encore aujourd’hui. Elle constitue une forme d’auto-exigence méthodologique : si je ne parviens pas à y répondre de manière convaincante, je renonce au projet ou je m’oriente vers une autre technique plus pertinente.
Dans cette perspective, mon recours aux techniques mixtes ne relève pas d’un choix opportuniste ou d’une tendance esthétique, mais résulte directement de mon engagement avec la mosaïque. Cette orientation repose à la fois sur un désir d’exploration formelle, une curiosité matérielle, et une rigueur conceptuelle que je m’impose.
Avec le temps, un élément central de ma démarche est devenu le rapport actif au support. La surface blanche, neutre et silencieuse, suscite chez moi une forme de résistance. Je privilégie les contextes dans lesquels le support contient déjà une charge expressive, un début de récit auquel je dois répondre. Cette donnée initiale peut être une mosaïque — point de départ fréquent de mes œuvres —, une texture d’enduit, ou encore un dessin sur pierre. Mon travail consiste alors à intégrer, adapter ou accorder les autres éléments à cette première strate signifiante.
À ce propos, quel est l’élément qui déclenche ou suggère l’intervention d’un medium sur un autre ? Cela répond-il à une règle, un rituel spécifique ?
C’est le plus souvent la mosaïque qui apparaît en premier. Étant donné qu’elle doit être conçue à l’avance et que les matériaux doivent être découpés avec précision, elle constitue l’étape la moins spontanée du travail, et aussi celle qui se prête le moins aux modifications. On peut bien sûr jointoyer la mosaïque, la lisser, la vieillir ou la recouvrir de peinture, mais la disposition des tesselles et le rythme qui en découle restent inchangés.
La mosaïque domine également les autres éléments en raison de son relief, agissant à la manière d’un empâtement pictural — elle ressort toujours au premier plan. Ainsi, c’est généralement elle qui dicte les étapes suivantes. Il m’est arrivé de concevoir une mosaïque en pensant à une peinture avec laquelle je souhaitais l’associer. Mais une fois le tableau terminé, il ne s’accordait pas, il paraissait étranger. Je devais alors le retirer et attendre que la mosaïque elle-même me souffle une autre solution.
Alan Watts, décrivant le processus artistique en Extrême-Orient, introduit les notions de « bloc non taillé » et de « soie non teinte ». Ces termes, en accord avec le principe taoïste du wu wei, signifient que l’artiste, en travaillant avec la matière, ne cherche pas à dominer la nature ; il la transforme, mais dans la direction qu’elle prend déjà d’elle-même. Le créateur demande au bloc de pierre brut : « Que veux-tu devenir ? Je vais coopérer avec toi pour t’amener à ton accomplissement. »
Cette approche résonne profondément avec ma manière de percevoir mon travail. Et s’il existe un rituel dans ma pratique, c’est bien cette question. En réalité, dans mon cas, il ne s’agit même pas de demander « que veux-tu devenir ? », mais plutôt : « qu’es-tu déjà ? » Et la réponse finit par venir.
La peinture appliquée sur des matériaux qui n’en sont pas habituellement destinataires est donc une caractéristique de votre travail. Sur la mosaïque, cela était même inédit. Par la suite, vous avez commencé à intervenir sur des pierres, et l’on peut sans doute ici établir des filiations avec des pratiques artistiques du passé. Quelles ont été vos sources d’inspirations parmi celles-ci ?
On peint sur la pierre depuis toujours. Les peintures rupestres nous incitent même à penser que la pierre fut l’un des tout premiers, sinon le tout premier support pictural. Dans la Grèce antique, on peignait sur la pierre ; les murs de pierre des tombes étrusques étaient polychromés. Sous l’Empire romain, la peinture sur plaques de marbre, ensuite intégrées aux murs des maisons, était relativement répandue — nous connaissons ce type d’œuvres à Pompéi et à Herculanum.
Les pierres à paysages étaient également collectionnées dès l’Antiquité : on connaît le témoignage célèbre de Pline l’Ancien au sujet d’une agate ayant appartenu au roi Pyrrhus, dont les motifs naturels formaient l’image d’Apollon entouré des Muses. C’est à Pline également que nous devons l’expression Natura pictrix, la nature peintre. J’évoque cela car l’Antiquité gréco-romaine a toujours été pour moi une grande source d’amour et d’inspiration.
Cependant, la peinture sur pierres paysagères est surtout associée à l’Italie du Seicento, avec des artistes actifs à Florence et à Rome, tels qu’Antonio Tempesta, Stefano della Bella ou Filippo Napoletano. Ce dernier, peintre de cour de Cosme II de Médicis, me semble particulièrement digne d’attention. Car si, pour tous ces artistes, la peinture sur pierre n’était qu’une activité marginale, secondaire, on a l’impression que Napoletano partageait sincèrement la passion de son mécène pour les pierres paysagères. Il possédait d’ailleurs son propre cabinet de curiosités, et son goût pour les bizzarries a quelque chose de très contemporain.
Le concept des pierres paysagères existait aussi en Extrême-Orient. C’est un sujet vaste : gongshi, suiseki ou karenasui constituent des disciplines artistiques à part entière, aujourd’hui également populaires en Occident. Ce sont les pierres de rêve chinoises qui m’intéressent particulièrement. Elles étaient réalisées à partir de plaques de marbre provenant des carrières de Dali, dans la province du Yunnan, dont les veinures naturelles évoquaient montagnes, cascades ou nuages — des compositions très proches de la peinture à l’encre. Dans le cas de ces pierres chinoises, l’intervention artistique était minimale, parfois réduite à un simple cadrage et à l’encadrement de la plaque. Il arrivait qu’on y ajoute un poème, ou un dessin mimétique représentant une chaumière dans la montagne. Certains chercheurs suggèrent que les artistes corrigeaient parfois les dessins naturels de la pierre, mais de manière si subtile que l’intervention restait invisible à l’œil du spectateur.
Ma pratique se situe quelque part entre ces deux grandes traditions. La culture extrême-orientale, je l’ai découverte plus tard, mais en un sens, elle a mis des mots sur quelque chose que je portais en moi depuis toujours. À ces inspirations, j’ajouterais encore André Breton et sa lecture des pierres dans une perspective alchimico-hermétique — autrement dit, la conception des pierres comme gamahés, des signes, des messages codés à travers lesquels se manifestent les forces élémentaires ou divines.
Quant à la peinture sur mosaïque, en effet, ce n’est pas une pratique courante. Elle m’est venue lorsque j’ai abandonné la mosaïque figurative, qui ne me satisfaisait plus. Ce geste s’est nourri de plusieurs sources : la tradition du coloriage des interstizi, certaines méthodes de restauration visant à intégrer les lacunae — à la frontière entre mosaïque, relief et peinture. J’ai également été intriguée par l’usage répandu de l’huile ou de la cire pour saturer les matériaux naturels et en intensifier les couleurs… Enfin, l’application d’une fine couche d’huile sombre sur la surface de la mosaïque afin d’unifier l’ensemble sur le plan pictural. Ce genre de « maquillage » est mal vu par les puristes de la mosaïque, qui estiment que l’on ne doit pas retoucher la surface. Pour moi, c’est un geste naturel : lorsque les possibilités d’un médium sont épuisées, j’en appelle à un autre.
Je me suis dit : peindre sur une mosaïque peut sembler étrange à certains, mais personne ne s’étonne qu’on peigne sur du tissu, ou qu’on polychrome une sculpture. On revient ici à la question : qu’est-ce qu’une mosaïque, au fond ? Il est rare qu’un artiste peigne sur un tissu qu’il aurait lui-même tissé. Travailler ainsi, c’est donc en un sens un double effort, mais — pour le dire autrement — aussi une double joie.
L’être humain occupe une place prépondérante dans les représentations que vous faites apparaître sur les surfaces minérales, même si l’on retrouve aussi des animaux, parfois fantastiques. Ils évoluent dans une atmosphère que l’on pourrait définir comme suspendue, intemporelle, ou du moins que l’on aurait du mal à dater. Cette distance ne nous empêche pas d’être touchés par votre travail, car l’on ressent paradoxalement une grande proximité et empathie avec ces différents protagonistes. Comment s’opèrent en définitive les choix de représentation dans vos œuvres ?
Comme je le disais, je ne travaille pas sur un fond blanc, mais sur un support en grande partie déjà défini dès le départ. Le choix des représentations découle donc d’un dialogue avec ce support. Ce processus est de nature méditative : il s’agit de pénétrer dans l’espace observé, de s’y perdre.
Dans le cas des pierres, ce processus s’apparente à la minéralogie visionnaire de Breton ; on pourrait aussi, dans une perspective plus large, reprendre les mots d’Alan Watts et parler de « vision périphérique » — un échange visuel au cours duquel les images apparaissent d’elles-mêmes devant les yeux du regardant, réclamant d’être peintes.
Bien sûr, j’ai ma propre bibliothèque de motifs favoris — mon ordinateur est rempli de moodboards, de photos, de tableaux, de photogrammes de films, de toutes sortes de matériaux que je trouve intéressants et que je collecte en permanence, indépendamment de tout projet.
Quand une idée surgit, je cherche si j’ai déjà quelque chose de similaire dans mes archives. Parfois je trouve, parfois je dois chercher ailleurs ou inventer à nouveau. Le support me répond à chaque fois : il accepte ou non le motif proposé. C’est pourquoi j’ai sans cesse l’impression que le personnage ou l’animal choisi a toujours été là — il ne demandait qu’à se révéler.
En 2015 vous réalisiez l’installation « Aquarium » faite de différents panneaux de mosaïque, mortier et peinture. Des poissons et des êtres humains y étaient représentés. L’installation plaçait le spectateur dans une atmosphère étrange, car du poisson, de l’humain, ou du spectateur, il n’était pas évident de savoir qui se trouvait dans l’aquarium, ni qui observait qui. Dans vos travaux suivants, le mimétisme, notamment chromatique, de vos interventions picturales sur des pierres veinées, continue à brouiller les pistes sur l’absence de véritable protagoniste clairement identifiable à l’intérieur de chacune vos œuvres. Sauriez-vous expliquer la nature ou l’origine de votre attirance pour ces situations ambigües qui semblent constituer une constante dans votre œuvre ?
En ce qui concerne le mimétisme pictural chromatique, il découle d’un respect profond pour le support, auquel j’essaie de céder la priorité — la couche picturale n’a qu’un rôle secondaire, au service de la surface. L’œuvre qui en résulte est, en un sens, un travail d’équipe, un concert à quatre mains.
Je m’efforce de veiller à ne pas dominer la surface par mon intervention. Je tiens également à préserver autant que possible l’anonymat des figures représentées. Mon travail s’accompagne d’une vigilance constante, d’une tension intérieure entre le besoin de narration et la crainte d’en dire trop.
S’agissant de l’ambiguïté dans une perspective plus large, il m’est difficile d’identifier avec précision la source de ces fascinations. Je cherche délibérément à m’éloigner de l’illustrativité, vers laquelle la peinture figurative comme la mienne tend naturellement. C’est pourquoi j’essaie de faire en sorte qu’au-delà de la surface de ces représentations souvent agréables à l’œil, se cache quelque chose d’insaisissable. Le jeu avec la forme joue également un rôle important, même si, dans mes œuvres, il ne constitue pas une fin en soi, mais apparaît plutôt de manière secondaire. Le reste relève de l’intuition, et vraisemblablement aussi de mon caractère introspectif.
Retrouvez la présentation de la résidence de Matylda Tracewska au Muséum national d’Histoire naturelle de Paris